Introduction
Une collection entomologique faite dans le ghetto de Varsovie ? Il est certain que cet événement peu connu de l’histoire du ghetto est également un fait sans précédant dans l’histoire des sciences naturelles. La valeur des collections naturalistes ne se limite pas uniquement à leur importance pour les recherches professionnelles (types de description, représentation de la faune et la flore pour les études, etc.) ou encore à leur rôle muséographique. De plus en plus souvent les collections dites « historiques » sont considérées comme des éléments importants du patrimoine culturel. Leur rôle est bien plus grand que celui d’un simple objet matériel ; elles témoignent de certaines étapes dans l’histoire des sciences. L’importance qui accompagne la présentation de l’herbier de Jean-Jacques Rousseau ou la collection des papillons de Vladimir Nabokov montre bien cette nouvelle approche sociale pour des collections naturalistes. Dans ce contexte, il est difficile de comprendre que l’histoire de la collection entomologique du ghetto de Varsovie demeure inconnue même des spécialistes. Même s’il ne reste aucune trace matérielle de cette collection, il est important de rappeler son existence. Rappeler la dernière œuvre d’un grand zoologiste c’est également une façon de rendre hommage à sa mémoire et à ses recherches. C’est aussi restaurer la mémoire et le souvenir d’un grand naturaliste, que les évènements condamnèrent non seulement à une mort mais également injustement à l’oubli.
Szymon Tenenbaum - courte notice biographique
Szymon Tenenbaum (1892-1941) n’est pas uniquement l’une des innombrables victimes inconnues et anonymes, disparues dans la destruction du ghetto de Varsovie. De par sa notoriété professionnelle dans le domaine de l’entomologie, c’est un personnage dont les travaux comptent dans l’histoire des sciences naturelles, nous disposons de plusieurs notices biographiques ainsi que de mémoires de ses proches. Un important article lui a été consacré par Jan Prüffer (1890-1958), qui a été l’un de ses amis, directeur de sa thèse et Jan Wolski (1890-1959), l’un de ses collègues et collaborateurs (Prüffer & Wolski, 1964). Les informations sont néanmoins dispersées dans les publications de l’histoire des sciences biologiques (par exemple dans le Dictionnaire des Biologistes polonais, Feliksiak, 1987), zoologiques (articles parus dans les revues zoologiques, Smreczynski 1960). De plus ces informations sont majoritairement publiées en polonais. Il est donc important de rappeler ici les principaux faits, contenus dans ces notices biographiques.
Szymon Tenenbaum, est né à Varsovie,c’est également dans cette ville que s’est achevée sa vie. Il étudia dans le prestigieux Lycée de Kreczmar (qui comptait parmi ses élèves une grande partie de l’intelligentsia varsovienne, à titre de curiosité signalons que Romain Gary fréquenta également ce même lycée). En 1911, il commença des études de sciences naturelles à l’Université Jagellonne de Cracovie. Il prépara son travail de spécialisation dans le laboratoire de Henryk Hoyer (1864-1947), éminent spécialiste dans le domaine de l’anatomie et de l’embryologie. En 1913, Szymon Tenenbaum passa quatre mois aux Iles Baléares. Le but de son voyage, à son origine, était d’effectuer un séjour thérapeutique dans un climat méridional. Le traitement médical auquel il était sensé s’astreindre, fut très vite écourté, et il consacra la majorité de son temps à étudier la nature de ces îles. Ce séjour donna lieu à cinq publications sur la faune de cette région. Passionné par l’entomologie, il publia en 1915 la Faune des coléoptères des Iles des Baléares [Fauna koleopterologiczna Wysp Balearskich] avec un inventaire naturaliste de 1677 espèces (dont 352 nouvelles pour cette région). Il présenta une caractéristique des divers biotopes et remarqua l’endémisme des coléoptères et des vertébrés de ces îles.
Il publia environ 20 publications sur la faune de Pologne et décrivit plusieurs nouvelles espèces. Il fut également grand spécialiste de l’entomofaune exotique. Il organisa et participa à diverses expéditions scientifiques : au Brésil (1923), Mexique (1926 avec T. Wolski), Palestine (1927). Il soutint en 1932 une thèse de doctorat. Ajoutons que cette immense activité scientifique n’était que secondaire, puisque Szymon Tenenbaum occupait le poste de directeur du Lycée Juif de Varsovie. Il fut le collaborateur et correspondant de la Commission Physiographique de l’Académie Polonaise des Sciences et des Lettres [Komisja Fizjograficzna PAU] de la Société Savante de Varsovie et du Musée National de Zoologie.
Szymon Tenenbaum a été l’un des pionniers sur les recherches consacrée à la faune urbaine en Europe. Il est coauteur du Guide zoologique des environs de Varsovie [Przewodnik zoologiczny po okolicach Warszawy], un ouvrage, aujourd’hui d’autant plus important, puisqu’il y décrit les habitats qui bien souvent n’existent plus. Il a également eu le grand mérite de travailler sur les faunes régionales de Pologne. Ses collections et ses recherches sont toujours citées comme référence dans ce domaine.
Un patrimoine scientifique perdu
Szymon Tenenbaum est mort le 29 novembre 1941. Prüffer et Wolski (1964) soulignent dans la notice biographique qui lui est consacrée : « qu’une grave maladie a été la cause directe de sa mort et qu’il aurait pu être soigné et guéri. Ce sont la guerre et la barbarie hitlérienne qui lui ont interdit l’accès aux soins que nécessitait son état de santé. Tenenbaum est une victime directe de la guerre, il ne voulait pas capituler devant l’ennemi et jusqu’au dernier moment se considérait comme « soldat polonais ». Les auteurs et collègues de Tenenbaum ont dressé la liste de ses publications (au total 31 titres) dont quatre sont restés en l’état de manuscrit et ont malheureusement été détruites durant l’insurrection de Varsovie en 1944. Parmi ces manuscrits brûlés, se trouvent : Les coléoptères des environs de Varsovie, résultat d’un travail de 25 années de recherches (environ 1000 pages, le financement de la publication de cette monographie faisait partie du programme éditorial de la ville de Varsovie, l’occupation en interrompit l’édition), La faune des coléoptères de Podolie (résultat de huit années de recherches, en collaboration avec Roman Kuntze), La faune des coléoptères de Palestine (résultat de deux années de recherches), La faune des coléoptères de Pieniny. Jusqu’à ce jour, personne n’a publié un tel travail sur les coléoptères des environs de Varsovie, ceci montre bien le préjudice que porta à la science la destruction du travail de Szymon Tenenbaum. Il est également probable qu’une partie de ses travaux demeure inconnue. La mort de ses proches collaborateurs et coauteurs de ses publications est la cause d’une perte irréversible d’informations à ce sujet. Stanisław Sumiński (1893-1943), coauteur de Guide zoologique des environs de Varsovie, fut arrêté par gestapo le 10 novembre 1942, durant l’action entreprise par les nazis destinée à l’élimination de l’intelligentsia polonaise. Il fut ensuite assassiné à Majdanek, le 11 mars1943. Roman Kuntze (1902-1944), qui travaillait avec Tenenbaum sur la faune de Podolie, fut fusillé par les soldats allemands, le 21 août1944, avec sa femme sur le perron de l’immeuble dans lequel il habitait.
Les collections entomologiques exotiques de Szymon Tenenbaum ont survécu à la guerre, déposés chez Jan Żabiński (1897-1974) ainsi que sa bibliothèque cachée chez un avocat, ami de la famille, maître Poppof. Après la guerre elles furent offertes par Mme Eleonora Tenenbaum-Krajewska au Musée Zoologique de Varsovie, qui réalisa ainsi le vœu de son mari.
Le livre d’Antonina Żabińska Ludzie i zwierzęta [Les hommes et les animaux] est sans doute le témoignage plus important publié sur les derniers jours de Szymon Tenenbaum. L’auteur était la femme de Jan Żabiński, directeur de ZOO de Varsovie. Le ZOO a été liquidé juste après la prise de la ville par les allemands. Lutz Heck – de sinistre mémoire – (voir notamment notre travail – Aurochs, le retour… d’une supercherie nazie – P. Daszkiewicz – J.Aikhenbaum HSTES Paris) à l’époque directeur du ZOO de Berlin et haut dignitaire nazi sélectionna les animaux qu’il considérait comme intéressant et les vola, les animaux qui ne présentaient pour lui aucun intérêt furent éliminés. Sur les terrains du ZOO les allemands installèrent un élevage porcin. Żabiński, l’ami de la famille de Tenenbaum, fut également officier de A.K. (l’Armée du Pays et la plus importante organisation de résistance, dépendant du gouvernement polonais en exil à Londres). Il cacha avec sa femme des Juifs et d’autres personnes recherchées dont les soldats de la résistance qui participait aux attentats. Il organisa l’enseignement clandestin (toutes les universités polonaises et les écoles supérieures et secondaires étaient fermées et interdites), il participa personnellement aux combats. Dans de telles circonstances, il est bien évident que lors de chaque passage des allemands dans l’ancien ZOO, Żabiński, risquait ainsi que tous les membres de sa famille la mort. Dans son livre, Antonina Żabińska relate qu’un dimanche d’été 1941 elle remarqua devant sa maison une limousine allemande, dans de telles circonstances, on peut aisément comprendre qu’elle prit peur. Un allemand en civil, descendit du véhicule, se présenta comme étant Ziegler, directeur de l’arbeitsamt du ghetto, déclara être entomologiste et « avoir la permission du docteur Tenenbaum » de regarder ses collections entomologiques, cachées chez Żabiński. Ziegler proposa à Żabiński de l’amener rendre visite au « docteur Tenenbaum ». Le zoologiste polonais utilisa cette opportunité non seulement pour voir son ami mais aussi pour établir avec la résistance un plan d’évasion. Szymon Tenenbaum, malade et épuisé refusa de s’évader. Quelques semaines plus tard Ziegler annonça que Tenenbaum était mort des suites d’une hémorragie interne. L’action organisée et menée par Żabiński sauva la vie de sa femme et de sa fille et de plusieurs autres personnes (Jan Żabiński a été distingué après la guerre par le titre de juste parmi les Nations).
Conclusion
Les révélations d’Antonina Żabińska confirment que même dans les horribles conditions de vie, qui étaient les siennes, dans le ghetto Tenenbaum collecta des insectes jusqu’à ses derniers instants de vie. La notice du Dictionnaire des Biologistes Polonais informe que la collection d’insectes du ghetto (principalement en provenance du cimetière) fait partie des œuvres de Szymon Tenenbaum détruite durant la guerre. Ce court mémoire résume ce que nous savons de cette collection et du destin de Szymon Tenenbaum.
Bibliographie
Feliksiak S. (réd.), 1987. Dictionnaire des Biologistes Polonais. Warszawa - Państwowe Wydawnictwo Naukowe. 617 p.
Prüffer J. & Wolski J., 1964. On the scientific activity of Dr Szymon Tenenbaum. Przegląd Zoologiczny vol. 8. pp. 5-9.
Smreczynski S., 1960 http://apps.isiknowledge.com/OneClickSearch.do?product=ZOOREC&search_mode=OneClickSearch&doc=3&db_id=&SID=V2@3jckENmhJ28cOC1F&field=SD&value=ZoologyNotes on Tenenbaum collection of Curculionidae; partial revision (spp. deleted from Polish list; corrected distribution). Fragm. faun., Warsaw Volume: 8 Pp: 423-430
Sumiński S.M & Tenenbaum S., 1921 Przewodnik zoologiczny po okolicach Warszawy. M. Arct Warszawa. 58 p.
Tenenbaum S., 1915 Fauna koleopterologiczna wysp Balearskich. Varsovie - Gebethner i Wolff. 150 p.
Żabińska A., 1968 Ludzie i Zwierzęta. Czytelnik Warszawa.
Dossier réalisé par :
Piotr Daszkiewicz, Service du Patrimoine Naturel Muséum national d'Histoire naturelle, 61 Rue Buffon Paris 75005 Cedex piotrdas@mnhn.fr
Jean Aikhenbaum, H.S.T.E.S, Paris jean.aikhenbaum@wanadoo.fr
Avec participation de
Monika Junkiewicz, Archives Scientifiques de l’Académie Polonaise des Sciences (PAN) et de l’Académie Polonaise des Sciences et Lettres (PAU), ul. St. Jana, 26, 31-018 Kraków Pologne